Développement économique local et durabilité : Des modèles pour un impact à long terme

Un enjeu de développement autour de la durabilité territoriale

À partir des années 1990, un changement profond des politiques publiques régionales a émergé, notamment dans des régions industrielles en déclin, telles que la région Nord-Pas-de-Calais. Cette évolution a été provoquée par la prise de conscience des dommages environnementaux associés à l’industrialisation passée, comme le déclin de l’emploi industriel et les impacts sur les paysages, les sous-sols et l’eau. Ces nouvelles dynamiques ont donné naissance à des initiatives significatives, telles que l’élaboration d’Agendas 21 locaux, l’intégration des citoyens dans les processus décisionnels à travers des démarches participatives, ainsi que des mesures visant à protéger l’environnement et les espaces naturels. Le soutien de l’innovation entrepreneuriale, notamment par des entreprises de l’économie sociale et solidaire et des filières environnementales, a permis de diversifier les approches territoriales et d’améliorer la résilience locale face aux défis environnementaux et socio-économiques.

Cependant, les résultats ont été lents à se matérialiser, surtout en ce qui concerne les changements structurels. C’est ainsi que des initiatives telles que la « troisième révolution industrielle » ont été proposées pour intensifier cette transformation, en mettant l’accent sur des modèles économiques renouvelés intégrant des éléments comme l’innovation technologique, l’écologisation des pratiques et l’entrepreneuriat alternatif. Malgré ces avancées, la durabilité territoriale reste confrontée à des critiques concernant la viabilité à long terme des modèles appliqués. Pour relever ce défi, il devient essentiel de repenser la durabilité à travers des critères plus holistiques et résilients, tenant compte de la création de richesses locales, de l’ancrage territorial et de la capacité des modèles économiques à s’adapter face aux chocs économiques.

Repensée de la durabilité territoriale

Repenser la durabilité nécessite une expansion du périmètre habituel, en intégrant des critères économiques, sociaux et environnementaux mais aussi en valorisant les externalités positives générées par des actions collectives. Ces externalités, bien qu’elles ne soient pas toutes intentionnelles, sont au contraire coconstruites dans le cadre d’un projet commun de développement territorial. Elles résultent d’une action collective entre producteurs, usagers et acteurs publics, et visent à répondre à des besoins collectifs dans des domaines comme la santé, la mobilité, l’énergie, ou encore le cadre de vie. Cette approche repose sur des processus de mise en valeur d’externalités locales qui peuvent être mises en œuvre à travers des modèles économiques hybrides, alliant les innovations technologiques et la répartition des ressources matérielles et immatérielles.

L’action collective au service de la durabilité territoriale

La durabilité territoriale, en tant qu’enjeu collectif, repose sur l’action collective, c’est-à-dire sur la coordination des acteurs autour d’un projet commun qui dépasse l’intérêt individuel. Ces actions doivent s’appuyer sur un équilibre entre pouvoir, légitimité et intérêt, où les acteurs clés (acteurs pivot) jouent un rôle structurant en mobilisant des ressources hétérogènes pour mettre en place des actions concrètes. Les projets doivent aussi intégrer une capacité à évoluer et à s’adapter, selon les ressources disponibles et les besoins du territoire.

En ce sens, la gouvernance devient un facteur clé de réussite, tant au niveau des entreprises que des territoires. Une gestion partagée et évolutive des projets de durabilité garantit non seulement la pérennité de ces initiatives, mais aussi leur capacité à se réadapter face aux défis externes. Une telle dynamique coévolutive entre les entreprises et le territoire est au cœur d’un développement durable véritablement ancré dans les valeurs et les spécificités locales.

L’action collective territoriale : prérequis pour une création de valeur élargie et le déploiement des modèles de durabilité territoriale

Ces trois exemples nous ont permis d’identifier de manière précise des formes d’actions collectives plurielles à l’échelle des entreprises. Pour aller plus loin et identifier des modèles potentiels de durabilité territoriale, il convient de comprendre les logiques de création de valeur autour des jeux d’acteurs.

Les logiques de création de valeur

Les NME s’appuient sur des relations spécifiques entre les acteurs et engagent un processus d’hybridation des logiques d’action collective qui va conduire à la production du bien ou du service à travers la mobilisation et l’activation de nouvelles ressources territoriales matérielles ou immatérielles relevant de la sphère économique, sociale et environnementale (Gaglio et al., 2011). Le bien ou service potentiellement produit ne peut se réaliser qu’après un processus de validation collective qui dépend d’une double condition : l’acceptation par les destinataires de la proposition de valeur (que l’on peut symboliser par la notion de prix ou de qualité des produits et des services proposés) et l’acceptation par l’organisation productrice de l’évolution du modèle économique antérieur. Cette évolution peut impliquer une prise de risque importante pour l’organisation ou un temps très long de maturation, ce qui explique le temps nécessaire à la stabilisation du modèle [18].

La valeur est également coréalisée par un réseau de partenaires qui est la condition d’un processus spécifique de validation de la demande, par la forme de mise en vente collaborative des produits pour Le Court-Circuit, par l’appui conjoint des collectivités territoriales et du secteur privé dans le cas de Gecco ou par la construction d’une proposition de valeur enrichie à partir de la construction d’un réseau de partenaires privés dans le cas de Beecity. À chaque fois, le produit est de nature collective et ne peut pas s’approprier individuellement : sans le construit social autour du processus de production-demande, le modèle économique ne pourrait pas être viable. La dimension territorialisée de ce couple production-demande est fondamentale. Toutefois, la valeur produite est difficile à identifier et à caractériser car elle est multidimensionnelle : pour les entreprises, il s’agit évidemment de trouver un modèle économique viable, qui couvre les coûts. Cette dimension, cependant, peut paraître seconde au regard de la difficulté à faire émerger la bonne formule pour la valorisation de la production. Par exemple, le modèle économique de Gecco n’est pas conventionnel : il est fortement dépendant de la valeur de l’énergie alternative et du prélèvement nécessaire pour le financement des actions de recherche. De ce point de vue, Le Court-Circuit reste plus conventionnel dans sa politique de fixation du prix, alors même que la constitution de son action collective paraît singulière. Si Gecco a pu s’appuyer sur un ou des réseaux, Le Court-Circuit a été obligé de se développer sans prendre appui sur le réseau constitué autour de la production-distribution alternative de produits alimentaires. Le cas de Beecity est lui très original car il combine une proposition de valeur assez conventionnelle pour les managers et les salariés tout en cherchant à promouvoir une relation renouvelée des liens à la biodiversité et à sa mesure.

Dans nos trois cas, à des degrés divers, la production de valeur résulte d’un processus de cocréation de valeur hybride. Dans cette vision, le territoire est vu comme un bien commun, la valeur créée est indissociable du territoire car elle inclut une dimension de coconstruction et de covalorisation. Les externalités sont incorporées dans le processus de création de valeur et sont constitutives du « bien hybride » créé. On parle alors d’une valeur « pour le territoire ». La valeur « pour le territoire » est un résultat du modèle. La manière de construire cette valeur va donner la tonalité de la durabilité territoriale du modèle dont les caractéristiques pourront être identifiées à partir de trois dimensions : la richesse, les capabilités et la réversibi Il est à noter cependant que la mesure de la valeur est difficile et son rapprochement avec la notion habituelle de richesse économique ne convient pas. Le processus dont il s’agit se rapproche davantage de la vision de « mise en valeur du territoire » portée par la géographie  analyse de la valeur pour le territoire, identifiée par l’entreprise et son écosystème, à travers une action collective hybride, ne suffit donc pas à comprendre l’émergence de modèles de durabilité territoriale qu’il s’agit alors de mieux comprendre.

Pistes pour l’identification de modèles de durabilité territoriale

Les expérimentations que nous étudions proposent des formes d’innovation sociale et territoriale qui contribuent à « reterritorialiser la ville » à travers l’action collective et le projet de développement sur lesquels elle s’appuie (Richez-Battesti et Vallade, 2017). La reterritorialisation concerne dans notre cas la problématique de l’énergie, de la biodiversité et de l’alimentation. Bien que de nombreux travaux aient déjà traité de ces thématiques, nous proposons de lire ces trois exemples au regard de l’analyse de leur déploiement et de leur rattachement aux modèles de durabilité territoriale, caractérisés par des formes renouvelées de création de richesses territoriales, appuyées sur la construction de capabilités et offrant une réversibilité des modèles. Nos exemples sont l’occasion de proposer une articulation entre les modèles d’entreprise et le territoire à travers deux leviers qui s’organisent de manière séquentielle. En premier lieu, l’évolution des comportements est le support de la création ou l’activation de ressources collectives, générant en retour des capabilités territoriales. En second lieu, la pérennisation des expérimentations dépend du processus d’institutionnalisation à l’œuvre. La capacité/volonté des institutions locales à s’emparer de l’enjeu et de le promouvoir à travers des politiques publiques locales est primordiale, proposant ainsi de nouvelles figures territorialisées de l’action publique sur les territoires.

L’articulation entre ces deux dimensions fournit une première clé de lecture des processus de transformation en cours. Ainsi, les trois projets proposent chacun des modalités spécifiques et emblématiques de mise en œuvre de l’action. Le Court-Circuit s’est développé en dehors des réseaux traditionnels agricoles sur un modèle économique relativement conventionnel. Il s’appuie sur des leviers combinant un discours sur la durabilité (le bio, le local) et le changement de comportements d’achat hybridant les recettes de la grande distribution et celles de circuits alternatifs. Une des faiblesses du modèle est la difficulté d’ancrage dans des réseaux existants. On note l’absence d’acteurs institutionnels structurants (Fig. 4, schéma d’analyse des acteurs) et l’absence de co-engagement dans les politiques publiques territoriales d’alimentation développées par ailleurs sur le territoire à travers différentes actions (par exemple les actions annoncées dans le schéma d’aménagement et d’équilibre des territoir ou des actions plus spécifiques sur le « manger local  Si le modèle propose potentiellement un renouvellement très important du processus de création de valeur (par l’ampleur des externalités créées autour de l’alimentation), il ne parvient pas pour le moment à construire cette logique d’hybridation qui, selon nous, est le vecteur de la pérennisation des modèles.

Le modèle de l’entreprise Gecco, à cet égard, se positionne plus efficacement sur la dimension de construction de capabilités par hybridation : il s’appuie sur un partenaire public et un partenaire privé. Il articule plusieurs dimensions d’innovation, notamment technique (un processus de transformation des huiles en carburant), économique (une potentialité d’apport en termes de service aux habitants) et social (le modèle de l’ESS). Malgré ces points forts indiscutables, la dimension d’usage reste en retrait, les usagers potentiels du service ne sont pas associés à la construction du modèle : l’empowerment fait ici défaut.

Enfin, le modèle Beecity combine différents éléments d’un modèle économique en réseau fondé sur la diffusion d’un produit innovant (ici le bien-être salarial à travers un service autour de la ruche) et un modèle territorial redessiné autour d’une relation davantage biocentrée. Dans une optique d’intégration dans des politiques publiques de biodiversité, présentes aux échelles locales, Beecity propose de développer une nouvelle pratique d’évaluation de la qualité des milieux urbains à travers l’étude de leur impact sur les abeilles. Il s’agit ainsi d’un processus d’ancrage fondé à la fois sur des liens horizontaux et verticaux, et une forme très claire d’innovation territoriale.

Le soubassement du modèle de développement territorial est donc bien différent dans les trois cas étudiés. Dans le cas de Gecco, l’appui sur un partenaire privé reconnu légitime l’action et la rend visible aux yeux des pouvoirs publics. Il s’agit d’une action collective hybride orientée vers la création d’une filière énergétique à l’échelle territoriale. Néanmoins, l’entreprise reste fortement dépendante de son partenaire et du marché à travers le prix des énergies alternatives et la réglementation des biocarburants.

Les nouveaux modèles économiques étudiés se déploient à l’échelle des territoires en s’appuyant sur des formes d’actions collectives hybrides. Bien que ces modèles soient très hétérogènes, ils partagent tous la caractéristique de porter en germes des transformations territoriales par l’intermédiaire de l’entreprise. Leur aspect innovant réside dans la manière dont ils génèrent de la valeur à travers un processus de coconstruction. En analysant ces modèles selon les fonctions (alimentation, énergie, biodiversité-bien-être), nous mettons en évidence l’idée de coproduction de l’offre et de la demande, où différentes parties prenantes hybrides collaborent.

Loin de se limiter à des actions sectorielles, ces processus de valorisation nécessitent une approche transversale, organisée par fonction. Le territoire n’est plus perçu comme une simple ressource ou une aménité, mais comme un levier d’action, une composante essentielle à intégrer dans le processus. Cette perspective ouvre la voie à l’émergence de modèles territoriaux durables, bien que les exemples étudiés n’atteignent que partiellement les conditions de durabilité que nous avons identifiées.

La construction de la durabilité territoriale repose sur la création de nouvelles ressources territoriales hybrides, issues de l’action collective. À cet égard, on peut mobiliser la notion de « capabilités territoriales », inspirée des travaux d’Amartya Sen. Cela renvoie à l’émergence de valeur pour le territoire, en fonction des besoins ou des attentes des acteurs. Il s’agit également de la capacité à coconstruire un « produit » adapté, qui peut, grâce aux compétences, financements, réseaux, etc. (que nous appelons externalités territoriales), évoluer en fonction des besoins ou des contraintes du territoire, tel qu’exprimé par les acteurs, et ce, parfois par le biais de leviers écocentrés, comme dans le cas de Beecity.

Cependant, un obstacle majeur à l’institutionnalisation de l’action collective demeure : sa lenteur (comme dans le cas de Gecco), sa difficulté (comme pour le Court-Circuit) ou son émergence incertaine (comme pour Beecity). Cette difficulté représente un frein à la mise en place effective de ces modèles et à leur pérennisation.

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